Texte de Pascal Beausse
En tout lieu, des formes de vie s’établissent
En tout lieu, des formes de vie s’établissent. Elles trouvent à construire la possibilité d’une existence, quelles que soient les conditions imposées par l’écosystème et les définitions politiques du territoire. Loin du regard des systèmes de représentation dominants. Elisa Larvego réalise ses images en ces lieux-limites, à l’écart des grandes villes. En marge de la société et donc sur l’emplacement qui met précisément celle-ci en crise. Elle va à la rencontre de communautés qui l’acceptent et lui permettent de partager un temps de vie. Cette éthique de l’artiste ne se réduit pas à une méthodologie de travail. Bien avant de procéder à des actes de représentation, il s’agit pour elle de faire l’expérience de conditions d’existences singulières, liées à des questions sociales et environnementales. Cette démarche procède d’une curiosité essentielle, qui est la condition de toute pratique artistique faisant vœu de représenter le monde contemporain.
D’un lieu et de ses habitants, l’on ne saurait tout dire. Le sujet principal des enquêtes sur la réalité menées par l’artiste réside dans la relation qui s’instaure entre des communautés humaines et l’endroit dans lequel elles ont choisi de s’installer. Ces individus et familles développent des stratégies quotidiennes qui procèdent de l’invention, de l’aménagement, de l’autoconstruction et de la ruse. Par nécessité économique ou conviction philosophique, ces communautés imaginent au quotidien ce que Michel de Certeau appelle des « tactiques traversières », qui procèdent de l’adaptation à un territoire, de l’invention de parcours échappant à la loi et à la norme. Par ses définitions spatiale, géographique, climatique et politique, un lieu impose aux formes de vie humaines et non-humaines de trouver les moyens de s’adapter pour y vivre ou survivre. Cette force de l’inventivité, cette pugnacité parfois, cette résistance à l’oppression et la violence sont les ressources nécessaires à la persistance de la vie. Il faut, au quotidien, imaginer des gestes et des chemins pour parcourir l’espace et trouver les conditions de la liberté. Qu’il s’agisse des communautés de Huerfano ou de Candelaria, ces personnes ont décidé de vivre en-dehors des lieux où les instances de pouvoir semblaient leur désigner leur place. Huerfano est lié à l’idée d’utopie ; sa communauté a fait en tout cas l’expérience de la mise à l’épreuve du réel d’un projet utopique. Candelaria est un lieu entropique, un territoire entre-deux placé sous le contrôle de la frontière par l’Etat ; un cul-de-sac imposant à ses habitants mexicains une pratique imaginative de l’espace pour dépasser ses contraintes.
Elisa Larvego adopte deux stratégies de représentation différentes en fonction de la singularité de ces lieux et de l’intimité que ses habitants ont développée avec leur territoire. Si pour chacun elle associe photographie et vidéo, en tirant parti de la complémentarité des régimes de vision et d’intellection que les images fixes et en mouvement proposent, elle interroge les habitants de Huerfano mais suit silencieusement ceux de Candelaria dans leurs moments de vie et leurs trajets. Sa pratique d’un art situé en un lieu et en relation à ses gens procède d’une forme d’observation participante.
« Il n’est frontière qu’on n’outrepasse », nous dit Edouard Glissant. Les frontières ont été inventées par les humains pour se protéger de l’Autre. Si la frontière peut être pensée comme un merveilleux point de contact et de rencontre entre les cultures, elle est aujourd’hui en beaucoup trop d’endroits dans le monde un signe d’exclusion et d’entrave à la liberté de se mouvoir. La famille mexicaine qui a accueilli chez elle Elisa Larvego a fait un choix radical, qui consiste en de nombreux sacrifices, en séparant les hommes des femmes des deux côtés de la frontière séparant les Etats-Unis d’Amérique du Mexique, afin de permettre aux enfants de suivre leur scolarité. Tout est organisé autour de l’espoir d’une vie meilleure pour la nouvelle génération.
En suivant les enfants mexicains de Candelaria dans leurs jeux, et notamment une petite fille, Clarisa, elle place sa caméra à leur hauteur, pour nous montrer le monde depuis leur point de vue. Si la candeur et la liberté de l’enfance sont bien présentes, la dureté des conditions de vie, les limites de leur liberté apparaissent intégrées à leur conscience, dans une gravité qui les amène à simuler des situations de danger ou à prendre innocemment le risque du passage de la frontière tout en jouant à cache-cache, alors que la force policière rode alentour.
C’est une véritable écosophie de la frontière que met en œuvre Elisa Larvego. Elle met en relation les trois écologies décrites par Félix Guattari : l’environnement, les relations sociales et la subjectivité. En étant au monde, l’humanité lui donne du sens. Cette responsabilité de l’artiste dans la description des conditions de vie de ses contemporains l’amène à s’intéresser à des faits d’expériences d’autonomie créatrice. Les personnes dont elle partage la vie pendant un temps agissent sur leur environnement afin de le rendre plus habitable. Elles sont dotées d’une force de résistance et de résilience. Elles façonnent le monde pour le rendre meilleur, en agissant de manière volontaire et pacifique. En travaillant leur rapport au monde, elles comprennent leur territoire existentiel comme un parcours. Vers une amélioration de la vie, un nécessaire progrès de l’humanité auquel chacune et chacun doit travailler.
Pascal Beausse