Conversation avec Pascal Beausse
Pour une écosophie de la frontière
Pascal Beausse : Votre travail à la frontière entre Mexique et Etats-Unis d’Amérique s’est construit en un endroit précis, en relation à une communauté. Comment avez-vous développé cette relation d’intimité avec un territoire afin de représenter les conditions de vie qu’il engendre ?
Elisa Larvego : Invitée en 2011 en résidence artistique à Fieldwork : Marfa (Texas) pour trois mois, je me suis rapidement intéressée au village de Candelaria. Evoquée par une habitante, l’histoire récente de la destruction du pont a éveillé ma curiosité. Je me suis rendue à Candelaria et j’ai été étonnée de ne trouver qu’un petit hameau, une sorte de village fantôme. Il n’y avait ni café, ni magasin et j’ai eu le sentiment qu’il serait difficile de rencontrer les habitants. En partant, j’ai croisé le bus scolaire qui revenait de Presidio (Etats-Unis) et j’ai réalisé que les enfants faisaient ce long trajet quotidiennement. Plus tard, j’ai appris par des coupures de presse que l’école de Candelaria avait été fermée sans justification en 1998 par le gouvernement américain. J’ai aussi compris que les familles étaient divisées entre le village de San Antonio del Bravo et celui de Candelaria, afin de permettre aux enfants d’avoir une éducation. Cette scission de l’unité familiale par une frontière m’a vivement intéressée, car cela permettait d’observer dans l’intime comment un territoire venait déterminer une identité. De plus, cela créait une territorialisation des genres : les hommes restant au Mexique pour s’occuper des terres et des bêtes de leur propriété et les femmes allant aux Etats-Unis en semaine pour permettre aux enfants d’aller à l’école. Cette relation entre des habitants et leur contexte (géographique, politique et environnemental) m’intéresse depuis de nombreuses années et j’ai déjà étudié ce lien dans plusieurs projets.
Cette frontière entre le « premier » et le « tiers » monde est un véritable lieu limite, hautement militarisé, qui cristallise une inégalité absurde entre les êtres. Au-delà d’une géographie politique, vous représentez les pratiques de l’espace qui s’y développent, sous forme de tactiques et de jeux, au quotidien.
La frontière entre les Etats-Unis et le Mexique a été l’objet de nombreux documentaires photographiques ou filmiques. Cependant, la région de Candelaria est en contradiction avec l’idée que l’on se fait de cette frontière hautement surveillée le long de laquelle des murs s’érigent sur des kilomètres. Ce n’est pas un point de transit pour la migration mais une sorte de vase clos, une zone que les autorités délaissent. Le passage de la frontière ne mène pas vers l’autre, l’inconnu ou l’étranger, mais à un lieu familier, un autre chez-soi. C’est la singularité de ce contexte qui m’a donné l’envie de démarrer un travail sur cette région.
Après ma première approche avec Candelaria, j’ai souhaité réaliser ce projet en me focalisant sur le point de vue d’un enfant. Je ne souhaitais pas réaliser d’entretiens mais plutôt laisser parler les images en le suivant dans son quotidien, entre ses trajets à l’école, sa vie à Candelaria et ses allers-retours à San Antonio. J’ai ainsi fait la connaissance de Pilar Avila qui vivait à Candelaria jusqu’à ce que l’école ferme. Elle s’est ensuite installée à Marfa pour ne pas obliger ses enfants à effectuer le trajet en bus chaque jour. Elle possède une maison à Candelaria et m’a offert d’y habiter. Sur place, elle m’a proposé de rendre visite à sa famille. C’est ainsi que j’ai rencontré Clarisa. Son tempérament ouvert m’a très vite conquise et j’ai décidé de me focaliser sur elle. Cette petite fille de sept ans m’a rapidement introduite dans son cercle d’amis et voisins. C’est ainsi que j’ai pu la suivre dans ses jeux, que ce soit sur le lit du fleuve, ou dans le village de Candelaria. Ces jeux m’ont rapidement fascinée car ils introduisaient une nouvelle dimension aux lieux. En transformant la frontière en terrain de jeu et en apportant une dimension de légèreté par leurs rires constants, les enfants laissaient transparaître aussi, que ce soit en jouant au loup ou en craignant l’arrivée de la police, le territoire plein de risques de ce lit de rivière, où toute présence est interdite. Ces moments faisaient se côtoyer et se répondre deux mondes, le monde presque onirique du jeu et celui, bien réel, de l’illégalité de la frontière.
La famille de Clarisa, composée uniquement de femmes du côté américain, m’a, elle, généreusement introduite à la vie de ce village et à l’intimité de leur cellule familiale. La rencontre de cette famille m’a permis de comprendre petit à petit la situation particulière de ces habitants qui vivent entre deux pays. J’ai en effet établi avec elles des liens de confiance en prenant le temps de vivre sur place et de créer une relation avec chacune d’entre elles. Clarisa vit chez sa grand-tante, Antonia, et elle partage sa chambre avec sa mère, Adriana, sa tante, Lupita, et parfois sa grand-mère, Clara. L’attachement à ces trois générations de femmes est né des journées et soirées que j’ai partagées avec elles. C’est aussi, et surtout, cet attachement qui m’a poussé à réaliser ce projet, en me donnant l’envie de raconter leur conditions de vie particulières par le biais de l’image fixe et en mouvement.
Comment s’est opérée la répartition entre ces deux médias complémentaires que sont la vidéo et la photographie ?
J’ai essentiellement travaillé avec l’image en mouvement dans ma relation à l’humain, tandis que dans la photographie j’ai choisi de m’intéresser aux lieux. Les seules photographies que j’ai réalisées des familles on été faites à leur demande. Cette séparation des médias est venue naturellement. J’avais envie de suivre Clarisa dans le mouvement, et non pas de la figer dans un lieu et un temps donné. La vidéo me permettait de rentrer peu à peu dans l’intimité de cette petite fille, tout en évoquant son environnement.
Le travail photographique s’est élaboré peu à peu, en découvrant l’histoire de l’introduction des tamaris. Après avoir assisté à des incendies, j’ai enquêté autour de moi sur leur origine possible. Les réponses, tout comme l’histoire de cet arbre, m’ont semblé cristalliser la situation conflictuelle de cette région. Cela établissait aussi un autre type de lien entre un environnement et ses habitants : non pas uniquement une détermination des personnes par leur contexte, mais aussi une transformation des lieux par les humains et leurs conflits.
La photographie me permettait d’établir un constat en photographiant les territoires dévastés par le feu, après l’incendie. Elle m’aidait aussi à faire un état des lieux en documentant les traces du conflit dans cet environnement, que ce soit avec les restes du pont piéton ou les câbles suspendus au-dessus du Rio Grande, qui permettent le passage des habitants dans les périodes de crues. Cependant, j’ai aussi représenté ces espaces grâce à l’image en mouvement pour montrer la violence du feu et sa progression dans la durée, ainsi que pour contextualiser Clarisa dans ce vaste paysage désertique.
Salt cedar est le deuxième projet que je réalise en utilisant à la fois la vidéo et la photographie. Dans les moments de réalisation du travail, j’apprécie de créer des liens avec mes personnages pour pouvoir les suivre avec la vidéo dans leur intimité. Ce médium est pour moi celui du lien et du mouvement, il me pousse à m’adapter au rythme d’un autre. La photographie vient contrebalancer ma pratique de l’image en mouvement. J’aime la lenteur et la solitude dans laquelle je peux réaliser mes prises de vues. Ceci me permet de prendre de la distance de temps à autre vis-à-vis du sujet que j’aborde, et de sortir de l’immersion que représente pour moi la vidéo.
Dans les temps d’exposition du travail, j’apprécie que ces deux médias apportent des expériences distinctes aux spectateurs, grâce à l’immédiateté et la présence stable des photographies tout comme la durée et la présence mouvante de la vidéo
Votre méthode de travail et votre éthique vous conduisent à partager un moment de vie, sur une période suffisamment longue et en plusieurs séjours, avec les personnes que vous représentez. Est-ce à vos yeux une condition essentielle pour produire à travers ces formes documentaires une connaissance renouvelée du monde actuel ?
Je pense que ce n’est pas l’unique façon de produire une nouvelle forme de connaissance mais il est vrai que c’est la méthode qui me convient et qui me semble la plus adaptée à ce que je souhaite réaliser. Etant donné que je crois plus en la capacité à dévoiler une histoire et un contexte complexe en donnant uniquement le point de vue de certains individus qui l’habitent, plutôt qu’en cherchant à montrer le point de vue de tous, il est essentiel pour moi de créer une relation personnelle et réelle avec ces personnes. Ce travail sur la durée me permet une compréhension plus personnelle des lieux et un apprivoisement progressif des individus ainsi que de leurs personnalités. Dans un tel contexte, même si certains sont accueillants, il faut du temps pour qu’ils dévoilent la complexité de leur vie.
De plus, dans le cas de mon travail à Candelaria, je suis venue à deux saisons différentes. Ceci m’a permis d’avoir une perception des deux visages que pouvait avoir ce village. Il n’existe que deux saisons dans cette région, l’hiver et le printemps. Tout change alors : la végétation, la lumière et le rythme des habitants. L’hiver amène un paysage presque en noir et blanc et des soirées courtes. Le printemps apporte ses couleurs et une lumière vive qui s’étire jusque tard dans la nuit. J’ai d’abord découvert Candelaria en hiver, puis j’y suis revenue au printemps et cela m’a permis de voir à quel point la vie de Clarisa se transforme en fonction des saisons. L’hiver, elle rentre vite à la maison, vers les 18 heures, lorsque le soleil s’en va, et rejoint Adriana, Lupita, Clara et Antonia auprès du poêle. Le printemps et l’été, elle tarde jusque vers 21h30, jouant avec ses voisins auprès de l’unique lampadaire. L’hiver, l’ambiance à la maison est plus taiseuse ; au printemps, les bruits et les paroles emplissent les espaces et les femmes de la famille de Clarisa se livrent facilement. Sans ces deux séjours je n’aurais pu connaître ces deux versants d’un même lieu et d’une même vie, ce qui m’a permis de renforcer le lien entre l’environnement de Clarisa et son quotidien.
Qu’avez-vous appris à travers cette expérience ?
J’ai tout d’abord découvert qu’il était possible de vivre entre deux pays tel que les Etats-Unis et le Mexique en traversant illégalement la frontière chaque semaine. Cela m’a fortement étonnée, ne m’imaginant pas qu’une telle non-zone pouvait exister sur cette frontière devenue mythique. J’ai aussi était frappée par le fait que cette séparation des familles est due à la volonté des parents de donner une éducation à leurs enfants. En effet, ces mères sacrifient une grande partie de leur vie conjugale et sociale le temps de la scolarité de leurs enfants, avec l’espoir de leur offrir un avenir meilleur.
Ce travail a renforcé ma conviction de l’importance du lien entre un lieu et ses habitants. C’était la première fois que je pouvais observer une telle relation au territoire chez les personnes qui l’occupent et la manière dont cette relation façonne leurs vies en fonction de la réalité géographique de ces espaces morcelés. C’était aussi la première fois que je voyais une telle répercussion d’une situation politique et sociale sur un environnement.
Ce projet m’a amenée à intégrer des textes, en leur donnant une place aussi importante qu’aux images. Cet élément est nouveau dans mon travail, il s’est avéré essentiel pour la compréhension du contexte lors de l’exposition de Salt cedar. En effet, par mon choix de ne pas intégrer d’entretiens aux vidéos, il manquait des repères historiques, politiques et sociaux à mon travail visuel. Les textes me semblent apporter des éléments de réponses au travail, sans pour autant donner toutes les clefs de lecture des images, laissant ainsi le spectateur libre de se les approprier tout en ayant la connaissance du contexte.
Cette expérience, bien que difficile parfois, m’a fait découvrir une vraie générosité chez ces femmes et enfants, qui m’ont permis d’accéder à leurs univers en acceptant à la fois ma présence et celle de la caméra. J’ai compris que ces relations m’enrichissaient non seulement personnellement, mais enrichissaient aussi les personnes que je rencontrais et qui me questionnaient sur mon propre univers. J’ai pu être ainsi adoptée par cette famille car il y avait de la curiosité aussi de leur part, à comprendre d’où je venais et quelle était ma situation de vie. Pour ces personnes vivant entre deux pays mais coincées entre deux checkpoints, j’amenais une autre réalité dans leur maison.