Article de Samuel Schellenberg
Dans ses photos, la Genevoise n’hésite pas à embrasser des réalités sociales complexes, sans oublier la forme.
Elisa Larvego
A tire-larigot
Mardi matin tôt, nous prenons rendez-vous pour le lendemain. Problème : résidant au Colorado, Elisa Larvego a huit heure de retard sur la Suisse et lors de ce premier contact notre mardi est encore son lundi. Pour le coup, quelques heures plus tard, c’est un jour avant le soussigné que la jeune photographe attendra devant sa webcam... Comme quoi, pas besoin de s’appeler Phileas Fogg pour s’emmêler les fuseaux horaires. Aux Etats-Unis, Elisa Larvego, vingt-six ans, vit à Huerfano Valley, au sein d’une communauté hippie nichée à 2500 mètres d’altitude, dans des maisons utopiques faites de bric et de broc. Les habitants se sont établi sur place dès les années 1960 et ont accueilli les grands-parents d’Elisa Larvego en 1975, le temps d’un congé sabbatique. L’hiver en cours est rude, raconte l’artiste, avec un thermomètre qui peut descendre jusqu’à –20 ° la nuit. « Pas évident lorsqu’on se chauffe au bois », sourit la photographe, assise dans le salon-cuisine à poutres d’une bicoque voisine, qui a l’avantage d’avoir Internet – baba, certes, mais pas sous-développé. « Par contre, il n’y a pas eu beaucoup de neige cette année : pas plus de deux à trois feets. » Tout de même 60 à 90 cm.
Des débuts « jetables »
C’est lors d’un premier voyage au même endroit qu’Elisa Larvego, âgée de quatorze ans, se découvre un intérêt pour la photo, entourée de magnifiques paysages qu’elle veut immortaliser : « J’avais utilisé cinq ou six appareils jetables. » Cette fois, elle est équipée de matériel sérieux, pour photographier mais aussi filmer : elle immortalise personnes et objets et a d’ores et déjà de quoi réaliser plusieurs longs métrages – « cent heures de rushes », grimace-t-elle, consciente du travail d’élagage que cela impliquera.
Déjà remarquée ces dernières années pour des travaux réalisés alors qu’elle était étudiante à l’Ecole d’arts appliqués de Vevey et à la Haute école d’art et de design de Genève, elle a véritablement décollé après l’obtention de son diplôme en 2009. Sélectionnée l’an dernier pour la grande exposition de la jeune photographie « reGeneration2 », au Musée de l’Elysée de Lausanne, actuellement en tournée mondiale, elle a aussi remporté le très couru prix annuel d’une compagnie d’assurance – « très généreuse », souligne-t-elle –, avec exposition en marge de la foire Art Basel à la clé. Et fin 2010, la galerie genevoise TM Project montrait des aspects récents de son travail.
Elisa Larvego est née à Genève, mais a déménagé dans un village près de Montélimar à l’age de six mois. « Mes parents voulaient devenir agriculteurs. Finalement, ils sont devenus marionnettistes, avec leur propre compagnie. » Elle les accompagne souvent en tournée, notamment en Suisse, pays ou elle se réinstalle après le bac. De ces voyages, elle a gardé un goût pour la scène : Le Courrier a plusieurs fois publié ses images pour illustrer des critiques de pièces de théâtre.
Eloge de la lenteur
Il n’en reste pas moins que ce sont des travaux de commande, qu’elle différencie de ses autres réalisations. D’ailleurs, ces photos sont les seules qu’elle réalise en numérique : pour le reste, elle préfère les appareils « moyen format » qui fonctionnent à l’argentique. « J’aime beaucoup ce délai entre le moment où je prends les photos et celui où je les découvre, parfois plusieurs mois plus tard. J’aime aussi le rapport au négatif et à la matière, avec un côté magique et mystérieux, le tout en un seul clic ! » Mais elle ne rejete pas pour autant son époque : toutes ses images sont retravaillées numériquement.
A « reGeneration2 », elle avait proposé une image tirée d’une série effectuée lors d’une résidence à Mexico City. « J’y étais allée sans savoir à l’avance ce que j’y ferai. » Avec l’envie de se laisser surprendre par la réalité de cette ville qui lui était inconnue, elle découvre des chariots de vendeurs ambulants, organisés de manière à contenir un maximum d’objets – balais, caisses, bombonne de gaz ou chaises, le plus souvent protégés d’une bâche. Elle les met en scène avec simplicité, « hors de la rue chargée de signes », comme s’il s’agissait de sculptures éphémères. Au final, ces très belles images « parlent des personnes qui réalisent ces objets ».
Le mythe du traîneau
(...) Dans son film Aranka (2009), on fait la connaissance de l’une de ses grands-mères, à l’occasion d’un voyage jusqu’à Irkoutsk, sur les traces d’une aïeule originaire de Sibérie. Selon une légende savamment entretenue par la mère de l’artiste, l’ancêtre serait venue en Suisse en traîneau – un mythe que le périple avec la grand-mère a définitivement mis à mal. Ce voyage à deux était un vieux projet, plus forcément d’actualité pour la grand-mère de 82 ans... « Mais elle se sentait responsable du rêve qu’elle m’avait mis dans la tête des années auparavant et a insisté pour m’accompagner. Elle est très ’maman juive’. »
Après trois mois de séjour au Colorado, la photographe retourne à Genève en fin de semaine prochaine. « Ça me fait un peu peur de rentrer », admet-elle. L’année sera remplie, avec deux expositions à la clé, au Bâtiment d’art contemporain et pour le Fonds cantonal d’art contemporain de Genève, qui lui a offert une bourse. Aussi, il faudra monter les images tournées au Colorado... De la photo contemporaine, pourrait-elle bifurquer vers le documentaire, dans un futur proche ? Elle ne l’exclut pas. « Mais de toute manière, je n’aime pas les barrières et ne compte pas me limiter à un seul média. » Ce ne sont pas les habitants de Huerfano Valley qui s’en formaliseront.
Paru dans Le Courrier le 08 Janvier 2011